vendredi 6 janvier 2012

Probleme de Saint-Pétersbourg.


Le jeu de Saint Petersbourg est un jeu de pile ou face d'un type particulier : alors que dans un jeu classique de pile ou face, le gagnant gagne un franc si le côté sur lequel il a parié tombe, dans le jeu de Saint Petersbourg, il ne gagne pas un franc mais un nombre de francs qui dépend du nombre de fois où le mauvais côté est tombé. Donnons un exemple de ce jeu bizarre. Si le bon côté tombe après trois coups (face-face-face-pile), le joueur va gagner un nombre de francs égal à deux multiplié trois fois par lui-même, soit 2x2x2 = 8 francs. Si le bon côté tombe après cinq coups (face-face-face-face-face-pile), le joueur va gagner un nombre de francs égal à deux multiplié cinq fois par lui-même, soit 32 francs. Etc. On voit que, plus le côté « pile » survient tardivement, et plus le joueur gagne beaucoup. Si le côté « pile » survient après (par exemple) dix « face », alors le joueur gagne 1024 francs. Mais il est clair que la probabilité d'obtenir une série de dix « faces » de suite (ou quinze ou vingt) est quand même plus faible que celle d'obtenir deux ou trois « faces » de suite. La survenance de la séquence « dix piles » est donc très rare (et a fortiori quinze ou vingt « pile »). Le montant gagné par le joueur gagnant, et payé par l'autre, est donc un événement rare. C'est pour cela que le jeu de Saint Petersbourg est le jeu emblématique du risk management d'aujourd'hui, car il décrit la survenance d'événements qui sont à la fois rares et chers.
Quel doit être le prix du « ticket d'entrée » dans le jeu ? En théorie, comme on l'a vu auparavant, c'est l'espérance mathématique de gain. Or on montre mathématiquement que l'espérance mathématique est infinie, ce qui pose un sérieux problème pratique aux joueurs. Si deux joueurs veulent se mettre d'accord sur la mise initiale, ils risquent de ne pas parvenir à s'entendre, chacun faisant valoir son argument : le « banquier » que sa perte possible est infinie, le joueur, qu'il ne jouera pas un nombre infini de fois. Transposons-nous à nouveau dans l'univers du risk manager, et imaginons que le joueur soit une entreprise qui veut assurer ses risques contre des sinistres qui coûtent d'autant plus cher qu'ils sont plus rares (cas du jeu présenté). L'assureur qui lui vend un contrat doit calculer une prime d'un risque à espérance infinie. La difficulté de la discussion entre l'entreprise et l'assureur vient de ce que les deux parties cherchent à trouver une échelle caractéristique (le montant d'une prime) pour un problème dans lequel il n'y en a pas (loi de probabilité à espérance infinie). L'invariance d'échelle a apparemment fait échouer la négociation. Pourtant, une solution est possible, mais elle fera intervenir d'autres considérations, comme la définition d'une fonction d'utilité sur le niveau de fonds propres de l'entreprise.
L'allure ludique de cet exemple ne doit pas cacher sa très grande pertinence pour la gestion des risques aujourd'hui. Il illustre de manière simple la difficulté d'opérer dans un monde régi par des lois de puissance. Cette difficulté est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles ces lois de Pareto avaient été peu utilisées en pratique. De nouveaux outils étaient nécessaires pour évoluer de manière fiable dans un tel monde. Ces outils ont progressivement été mis en place en cinquante ans, et sont aujourd'hui parvenus à maturité.
Revenons au problème de la moyennisation et de l'utilisation de la loi normale dans les calculs de risque. Le succès de cette loi vient de l'un des théorèmes les plus beaux des mathématiques, le théorème de la limite centrée, qui énonce que la somme de n variables aléatoires indépendantes et identiquement distribuées (ce qui veut dire que les caractéristiques probabilistes du phénomène observé ne changent pas au cours du temps) conduit, pour autant que l'espérance et la variance existent, à une loi normale. On reconnaît dans la restriction faite précédemment, le débat entre Quételet, Cournot, et Fréchet : pour peu que les valeurs ne soient « pas trop dispersées » autour de leur moyenne, alors la distribution résultante est une gaussienne. Dans tous les autres cas, et donc en particulier ceux incluant l'existence de valeurs extrêmes, la loi limite de la somme n'est pas une gaussienne mais une loi appelée « loi stable », ou loi de Lévy. Paul Lévy a donné la forme générale de toutes les lois limites résultant de la somme de variables aléatoires, et réciproquement, quel que soit le phénomène étudié, toute sommation de variables aléatoires tombe dans le bassin d'attraction d'une loi stable. Si donc une entreprise ou une banque cherche à modéliser un risque global par une somme de risques partiels, et que ces risques partiels sont analysés comme des aléas, alors, en vertu des théorèmes de limite centrée étendus par Paul Lévy aux valeurs extrêmes, le risque global se comporte comme une variable aléatoire stable de Lévy (gaussienne ou non).
De la même manière que l'absence d'échelle caractéristique rend délicate la décision en univers de lois puissance, l'absence de moyenne rend déroutante la gestion du risque en univers de Lévy. Le risk manager étant habitué à la convergence des moyennes empiriques successives vers l'espérance mathématique (l'individu moyen de Quételet) sera désemparé devant ce comportement non gaussien. Il est donc nécessaire d'habituer et d'éduquer les risk managers aux processus stables non gaussiens de Lévy. Les distributions de Lévy sont asymptotiquement parétiennes. Ce type de modélisation correspond à un nouveau de type de risque, ou plus précisément à un nouveau type de hasard. Alors que le hasard modélisé, géré, et assuré par des lois de Gauss était un hasard sage et bénin, sans grande variation et sans ruptures brutales, le hasard de Pareto-Lévy est un hasard plus dangereux, moins dompté, donc plus « sauvage », selon la terminologie proposée par Benoît Mandelbrot.
En conclusion, l'on peut dire que, face à une économie réelle qui est une économie des extrêmes, dans laquelle agit un hasard sauvage, il est nécessaire d'utiliser des outils probabilistes modélisant cette sorte de hasard pour pouvoir être capable de gérer des risques réels avec efficacité. Les outils du XIXème siècle qui instrumentaient le hasard sage de la loi normale, ont été massivement employés au XXe siècle, avec les accidents qui en ont résulté. Ils ne peuvent plus être conservés pour la gestion des risques au XXIe siècle. Aujourd'hui, et demain, les outils probabilistes performants et utilisés par les risk managers seront la théorie des valeurs extrêmes, et les processus stables non gaussiens de Paul Lévy.
(1) L'expression « hasard sauvage » a été inventée par Benoît Mandelbrot pour caractériser les aléas décrivant la nature erratique et surprenante des événements extrêmes. On pourra se référer à son livre « Fractales, hasard et finance », paru chez Flammarion en 1997, pour plus de détails et d'exemples sur les différentes sortes de hasard à l'oeuvre dans les sciences de la nature et dans l'économie. La version originale parue chez Springer : « Fractals and Scaling in Finance », développe les aspects mathématiques des risques « sauvages ».
(2) Selon le titre d'un livre récent de Daniel Zajdenweber, « Economie des extrêmes », Flammarion, 2000. La lecture de cet ouvrage permet d'obtenir un bon panorama des phénomènes divers auxquels cette partie fait référence.
(3) Cette expression « homme extrême » fait référence au chapitre que Marc Barbut a écrit ­ ouvrage à paraître fin 2000 sur Pareto ­, chapitre intitulé « Pareto et la statistique. L'homme extrême de Pareto : sa postérité, son universalité ».








paradoxe de Saint-Pétersbourg
PROBABILITES
Le paradoxe de Saint-Pétersbourg concerne les jeux de hasard à espérance de gain strictement positive, voire infinie, où l’on peut réaliser un gain minime avec une probabilité très voisine de 1, à condition de miser une forte somme. Paradoxalement, une personne raisonnable préfère ne pas jouer. Ce comportement d'apparence irrationnelle s'appelle l'aversion au risque. Il a été formalisé par la notion de fonction d'utilité et a donné naissance à la théorie de la décision.
Les joueurs rêvent de pouvoir organiser leurs mises de telle sorte que leur gain soit assuré : ils sont à la recherche d’une martingale. Dans un jeu équitable, cela est-il possible ? Le paradoxe de Saint-Pétersbourg semble répondre par l’affirmative, contrairement à l’intuition.
Prenons l’exemple du "pile ou face", avec l’organisation de l’enjeu suivante : Les joueurs A et B engagent chacun m €. Le gagnant emporte les 2m €. L’espérance de gain pour l’un ou l’autre est donc nulle.
Supposons maintenant que A est un individu à la recherche d’une martingale et B une banque disposant d’un capital non limité, dans l’obligation professionnelle de jouer les parties que A décide de jouer. A peut alors décider de la stratégie suivante : à la première partie, il mise 1 €. S’il gagne, il emporte les 2 € en réalisant un gain de 1 €. S’il perd, il rejoue en misant 2 €. S’il gagne à la deuxième partie, il emporte les 4 € et réalise un gain de 4–1–2= 1 €. S’il perd, il rejoue en misant le double de sa mise précédente, soit 4 € et ainsi de suite.
Le paradoxe : si A perd pendant N–1 parties consécutives et gagne à la Nième, A emporte 2N €, alors qu’il a engagé un total de 1+2+4+...+(2N–1)= 2N–1 €. A a donc réalisé un gain de 1 €. Ainsi, quelle que soit le déroulement de la partie, A est sûr de gagner 1 €, à condition que le jeu s’arrête au bout d’un nombre fini de parties, ce qui est un événement de probabilité 1.
Levons ce paradoxe.
Si théoriquement le jeu peut durer indéfiniment, (les fortunes de A et B étant alors supposées infinies), le gain de A est de 1 € avec probabilité 1, son espérance de gain est donc de 1 €.
Mais le jeu doit naturellement s’arrêter au bout d’un temps fini. Supposons que A ne puisse jouer qu’un maximum de N parties. La probabilité que A perde 2N–1 € après la Nième partie est égale à (1/2)N. La probabilité que A gagne 1 € avant ou à l’issue de la Nième partie est égale à 1/2+1/4+...+(1/2)N=1–(1/2)N. Son espérance de gain est donc 1 ? (1–1/2N)–(2N–1) ? (1/2)N=0.
A, assez riche pour miser jusqu'à 2N – 1 €, peut penser qu’il a quand même de grandes chances de gagner 1 €. Supposons par exemple que A dispose de 1 000 €. Il a donc la contrainte 2N–1 = 1000, il peut alors jouer jusqu’à N=log2(999), soit un maximum de 9 parties. La probabilité qu’il réalise un gain de 1 € est alors 1–(1/29=0,998, mais il a 2 chances sur 1 000 de perdre 512 €. Le risque est faible mais la perte possible trop grande par rapport au gain réalisable pour rendre ce jeu attractif. D’où une question pratique, psychologique ou morale incontournable : quel intérêt aurait un joueur fortuné disposant d’au moins 512 € de passer un certain temps pour gagner 1 €, d’autres moyens s’avérant beaucoup plus efficaces ?
Remarquons que si A est plus riche que B, il est dans une position dominante : soit il gagne 1 €, soit il met B en faillite. Cela explique en partie pourquoi les casinos mettent un maximum aux enjeux autorisés.
Ce paradoxe de Saint-Pétersbourg avait été soulevé par Pierre Raymond de Montmort auprès de Nicolas Bernoulli en 1713. Son cousin,Daniel Bernoulli , l’avait discuté dans les Transactions de l'Académie de Saint-Pétersbourg, d'où son appellation, et à introduire une notion d’ "espérance morale" en probabilités (Théorie sur la mesure du risque, v. 1738), reprise par Buffon , D’Alembert et Condorcet. Laplace explicite cette notion dans le 10ème principe de son Essai philosophique sur les probabilités (1812), puis en tire certaines indications sur la moralité des jeux de hasard, tenant compte de la fortune d’un joueur et des risques qu’il peut accepter de prendre en fonction de sa position sociale.

Alors qu'elle constitue un bon outil de prévision, l'espérance mathématique échoue a bien décrire le comportement des joueurs face à une loterie. Émile Borel considère que la probabilité d'une situation est un simple élément parmi d'autres de calcul de son utilité, notion développée en économie, qui n'a pas de raison particulière d'intervenir de façon linéaire et ne le fait pas en général. Cette approche a mis fin à une idée reçue selon laquelle jouer à la loterie était toujours mathématiquement une erreur, idée fondée sur une confusion entre les notions d'utilité et d'espérance mathématique. Le joueur au Loto montre qu'il préfère jouer avec une chance sur 10 millions de gagner 5 millions d'euros plutôt que de garder l'euro que lui coûte le billet. Borel explique que ce joueur peut avoir raison contrairement aux apparences : la perte d'un euro ne changera guère sa vie ; le gain de cinq millions d’euros a beau être improbable, il transformera celle-ci de façon qualitative et non simplement quantitative.

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